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jeudi 24 juillet 2014

TENTATIVE D'EPUISEMENT D'UN PERSONNAGE - David


14 Novembre 1992
Rapport de gendarmerie
Gendarme Simonet Lucien
Gendarme Paleron Guy

Ce matin aux alentours de 6h30, la gendarmerie de Contardieux a reçu un appel de Mr Trimonet Maurice, éboueur, logeant au 6 de la rue Gambetta, rapportant la présence d’un cadavre de femme sur la place Maurice Dellile. Nous, gendarmes Simonnet et Paleron, avons, suivant la procédure, avertis les pompiers que nous avons mis en relation avec Mr Trimonet.
Nous nous sommes aussitôt rendus sur place et sommes arrivés sur les lieux à 6h50. Un véhicule de pompiers était déjà sur place. L’équipe de secours, dirigée par le lieutenant Bollin, nous a aussitôt conduit vers le corps d’une femme étendu en position fœtale sur la margelle en pierre de la fontaine. Le lieutenant Bollin nous a appris avoir constaté le décès de la personne à son arrivée. Selon lui, d’après la température du corps, la mort remonterait à au moins 4 heures. Constatant l’inutilité des soins, le lieutenant Bollin s’est abstenu de manipuler le corps et a établi un périmètre en disposant son véhicule de manière à empêcher les badauds de voir ou d’approcher du lieu de décès.
Nous avons ensuite procédés à l’examen des lieux. Le corps appartenait à une femme d’environ 50 ans, cheveux poivre et sel portés long. Elle était vétue d’une robe grise tombant aux chevilles et d’un cardigan en laine. Les pieds étaient nus et portaient des traces noirates à violettes. L’absence de saleté sur les pieds nous laisse à penser que ses chaussures ont été dérobées après son décès. Le visage portait les stigmates caractéristiques d’un alcoolisme avancé. La coloration bleue des lèvres et des extrémités laisse présager une mort par hypothermie. La main droite de la victime était fortement serrée sur une bouteille en verre vide.
Nous avons interrogés le dénommé Trimonet Maurice. Il nous a affirmé avoir découvert le cadavre en se rendant sur son lieu de travail. La déposition complète de Mr Trimonet se trouve en annexe du présent rapport. Une fouille soignée de la victime n’a pas pu déterminer son identité. Elle ne portait en effet sur elle aucun papier d’identité ou élément pouvant permettre son identification.
Nous avons donc procédés à une visite systématique des habitations et commerces voisins. Mr Ribert Pascal, propriétaire du Café des Sports, a identifié formellement le corps comme étant celui de Mme Cressonet Josiane, habitant rue Salandon. Il a reconnu avoir vu la victime la veille au soir dans son établissement qu’elle a quitté vers les 23 heures. Elle était selon les dires de Mr Ribert dans un état d’ébriété très avancé. Mr Ribert nous a également appris que Mme Cressonet était dans un état de détresse psychologique et avait mentionné à plusieurs reprises avoir perdu son travail. La déposition complète de Mr Ribert se trouve en annexe du présent rapport. Après enquête, nous n’avons trouvé aucun parent susceptible de prendre en charge le corps de Mme Cressonet. Une enquête de voisinage a pu confirmer son penchant pour la boisson. Une enquête auprès de l’atelir de mécanique Pluchet, dernier employeur de Mme Cressonet, a révélé que son licenciement avait effectivement eu lieu deux jours auparavant pour faute grave suite à un état d’ébriété sur le lieu de travail.
Le corps de Mme Cressonet a été confié aux services compétents de l’hopital St Quentin. Ceux-ci ont confirmés la mort par hypothermie de Mme Cressonet. Son décès peut donc être classé comme accidentel. Aucune suite judiciaire ne sera donnée à cette affaire.
Gendarme Simonet
Gendarme Paleron




Elle s’appelait Josiane

Les vendredis soirs, elle aimait se maquiller, mettre sa petite robe noire et son blouson léopard avant d’aller danser à l’Harlequin.

Elle n’avait plus conduit de voiture depuis son divorce. Elle allait à l’atelier par le bus de 7h16, celui de la ligne 83.

Quand elle était jeune, elle voulait être factrice. 

Au dessus de la télévision, il y avait une vieille carte de la Corse en bois, souvenir de son voyage de noce. 

Elle se lavait tous les matins avec un gant de toilette humide. Elle réserve la douche pour le vendredi soir.

Elle n’était pas très bonne cuisinière mais réussissait admirablement le bœuf bourguignon.

Elle aimait dire qu’elle s’était fait sa cicatrice sur la paume en se coinçant la main dans une machine à l’atelier. 

Elle allait voir sa mère tous les dimanches jusqu’à ce que celle-ci meure. Depuis, elle allait se promener au parc Montjuzet.

Elle aimait les sculptures en coquillages et en possèdait une confortable collection. Sa pièce maitresse était un buste de Georges Brassens entièrement fait en coquillages de Bretagne. 

Elle avait toujours dans sa poche un petit paquet de bonbons à la menthe. 

Elle aimait beaucoup Michel Sardoux, Mozart et les Beatles. 

Il lui manquait la molaire d’un bas à droite. Elle n’avait jamais eu l’argent ou le courage de la faire remplacer.

Elle aimait discuter avec Mr Barthès, le maraicher du marché St Pierre.

Elle avait fumé sa première cigarette à 15 ans. Ce fut aussi sa dernière.

Son truc contre la gueule de bois, c’était un café noir sans sucre, mais avec un peu de sel.




Putain ils m’ont embauché ! Je commence la semaine prochaine à l’atelier de mécanique Pluchet ! C’est pas terrible comme boulot, mais ça sera toujours mieux que de vivre avec la pension alimentaire de ce connard de Jacques ! Et puis ça sera qu’une étape. Je mettrais des sous de côté et je me paierais des cours de coiffure. Je vais aller fêter ça au bistrot d’en bas, tiens. Il y aura peut-être encore ce petit gars qui jouait au baby hier. Son petit cul moulé dans son jean, ça vous réveillerait la libido d’une bonne sœur.

Aujourd’hui, j’ai fêté mes 10 ans à l’atelier Pluchet. On avait fait un petit pot avec les copains. J’avais amené deux-trois bouteilles histoire que ça soit pas trop triste. J’ai eu la pétoche quand le patron a déboulé, mais il a été sympa et il a rien dit pour la vinasse. Il s’en est même mis un derrière la cravate, même que ça lui a fait faire la grimace. Il aime pas la bibine de prolo, le patron.

Le vieux Marliac est mort.  Il a canné dans l’atelier, là, comme ça, devant moi. Il était en train de bricoler le laminoir et paf ! Raide mort par terre. Pas un cri, pas un mot, comme si on lui avait coupé le courant. Ca m’a foutu un choc ! Il m’a fallu une demi-bouteille de blanc pour arrêter de trembler. Je le connaissais depuis 22 ans, merde. C’est lui qui m’avait montré comment on passait les tôles dans la découpeuse quand je suis arrivée. 





A huit heures moins le quart, le parvis de l’usine était constellé de fumeurs, échangeant quelques mots, profitant le mieux possible de ce dernier moment de tranquillité avant le difficile travail en atelier.

A la pause, les ouvriers se rassemblaient devant la grande cafetière mise à disposition par le patron. Il fallait jouer des coudes pour disperser ceux qui, déjà servis, se serraient en groupes compacts pour discuter du dernier match de foot ou de la dernière émission de télé. 

Quand sonnait enfin l’heure de la fin de la journée, les ouvriers sortaient bien vite de l’atelier, échangeant de joyeuses, mais hatives salutations avant de rejoindre leur famille.
Seuls restaient le chef d’atelier pour s’assurer que tout était en ordre, et la lumière diffuse de la vitre au verre dépoli du bureau du patron.




Bon, ça y est, me v’la au Mammouth. Et mon chariot a toutes les roues qui tournent, pour une fois. Si je pouvais rentrer avec à la maison, qu’est-ce que ça serait bien ! Là il va encore tout falloir que je trimballe à pinces les deux étages jusqu’à l’appartement. Et il va encore y avoir un con dans le bus qui va protester parce mes sacs prennent deux places à eux tout seuls. C’est les bouteilles surtout qui sont lourdes. Je devrais me mettre au cubi, le plastoque c’est moins pesant que le verre et puis j’aurais moins peur que ça pète dans le bus. Ouais. Ou alors faudrait que je réduise la bibine. P’t’être qu’elle a raison, Paulette. Si j’essayais de pas en prendre, pour une fois ? Pour voir ? J’suis pas alcoolo, je devrais pouvoir m’en passer, hein ? Allez, c’est pas en me plaignant que le chariot va se remplir. Tiens ? Ils ont encore rajoutés un vigile à l’entrée. C’est vraiment pourri comme quartier, ici. Il me regarde d’un drole d’air, le nouveau. Ma tronche lui plait pas ? Je lui ferais bien un doigt, mais après il va me virer et j’pourrais pas faire mes courses. Ou alors faudra que j’aille au Prizu et ça va me couter un max. Bon alors, il me faut quoi, déjà ? Ah, c’est l’bricolage, ici. Il me faut de la colle néomachin, là. Le truc de la pub à la télé avec le gars collé au plafond. J’espère que ça va marcher, leur truc. Mon pauvre Georges Brassens ! Ça va être pire qu’un puzzle de recoller les morceaux. J’suis pas sure d’y arriver. Faut dire que j’étais vraiment bourrée quand je suis tombée dessus. Ouais, ça serait pas une mauvaise idée, que j’arrête. Ou alors que je prenne juste un verre par repas. Juste pour le gout. Et puis bon : on est en France, hein ? C’est pas français un repas sans vin. Bon, allez, c’est ça : juste un verre et pas plus. Allez, il me faut quoi, maintenant ? Putain, j’ai perdu la liste. Et moi qui ait pas de mémoire… On est où, là ? Ah, le rayon des savonnettes. J’crois bien qu’il me fallait quelque chose. Ah ouais, de la pâte à dent ! Oh la vache, ils ont encore augmentés les prix, c’pas possible ! Va falloir que j’en mette moins sur la brosse à dent. Alors il est où celui au menthol ? le v’là. C’est pas l’moins cher, mais faut bien entretenir son haleine. J’sais pas ce que je mange pour fouetter du bec comme ça. Ah, puis tiens j’avais dit qu’il fallait que je m’achète des trucs pour les cheveux qui les abiment pas. Des chouchous, ou des loulous, j’me rappelle plus. Chouchous. C’est ça, chouchous. Quel nom à la con. Au moins, c’est pas cher, ce truc. Bon, allez, au rayon bouffe. Faut bien s’en mettre un peu. Il me manquait quoi, déjà ? Pour le petit dèj, c’est ça. De la brioche, et du nutella. Paulette elle dit que je devrais me calmer sur le Nutella. Il parait qu’ils mettent des tas de cochonneries pour faire grossir dedans. Ha ! Elle me fait bien rigoler, Paulette. Quand on nous regarde toutes les deux, on dirait plutôt que c’est elle qui en mange, du Nutella. Bon. J’ai tout ? Ah non, il me fallait des yaourts, aussi. J’en ai plus pour ce soir. C’est où les yaourts ? Ah ouais, derrière le rayon des vins, là. Le vin normalement j’ai pas besoin d’en acheter. Si j’en bois qu’un verre par repas, il me reste encore de quoi tenir la semaine. Ça va me faire de sacrés économies. Oh putain ! Du Cotes du Rhône en promo ! Fais voir un peu ? Du bon, en plus ! Vacherie ! ça vaut le coup ! Ah ouais, mais j’ai dit que j’en prenais pas. Non mais je peux pas laisser passer un truc pareil ! Si je reviens qu’à la fin de la semaine, il en restera plus ! Et puis c’est pas parce que j’en achète que je suis obligée d’en boire plus qu’un verre par repas, hein ? J’me demande quand même si ça va pas se gâter si je laisse la bouteille ouverte trop longtemps ? On verra, je vais pas m’embêter à réfléchir à ça maintenant. C’est une bonne année, en plus. Bon Dieu, je vais vraiment me régaler, avec ça. Ah, c’est même encore moins cher par paquet de six ? Ça va être une galère pour le remonter, mais je peux vraiment pas laisser passer ça ! Allez, direction la caisse. Aujourd’hui t’es vernie, Josiane.





Madame,
Je vous remercie bien de votre charmante lettre. Je ne sais pas ce que c’est qu’un tupperware, mais ça a l’air sympa et puis les cadeaux c’est toujours bien. Je n’ai pas beaucoup d’amies à part Paulette, mais vous pouvez toujours inviter les votres, ça me fera plaisir. Je suis particulièrement intéressée par les recettes de cuisine. Si vous voulez, je pourrais vous faire gouter mon bœuf bourguignon, ça vous en fera une de plus à montrer.
Je vous remercie bien d’avoir pensé à moi, et il faudra me dire qui c’est qui vous a donné mon adresse. 

J’attends de vos nouvelles,

Josiane


Madame,
Ca fait maintenant un mois que je vous ai écrit pour vos soirées tupperware, mais vous ne m’avez toujours pas répondue. J’ai demandé à Paulette ce que c’était les tuppewares et elle m’a expliqué parce qu’elle connaissait par sa voisine madame Truchon que vous connaissez peut être. Je sais pas si je vous achèterais ces trucs, parce que mon ex-mari il disait toujours que c’était de la saloperie, et puis j’ai pas beaucoup de sous, mais si vous me faites les démonstrations peut être que je peux changer d’avis.
C’est pas bien de laisser les gens sans nouvelles après leur avoir proposé des choses, et puis moi les soirées ça me plaisait bien parce que je vois pas beaucoup de monde.
Je vous mets mon numéro de téléphone, comme ça si ça vous embête d’écrire, vous pouvez m’appeler. 

A bientôt, 

Josiane


Madame,
Je sais pas si vous vous souvenez, c’est moi qui vous ai écrit il n’y a pas deux mois pour vos réunions tupperware. Vous m’avez toujours pas répondu et ça m’a fait de la peine. Alors peut-être que vous avez trouvé assez de gens pour vos réunions et que du coup ça vous intéresse plus que je vienne, mais il fallait au moins m’écrire pour me le dire, parce que je suis pas une bête. Je sais bien que je suis pas très intelligente et que quand j’écris j’utilise pas les grands mots du dictionnaire, mais c’est pas pour ça que je suis pas méritante. Je travaille dur tous les jours, et ça mérite bien autant qu’un autre. Je suis toute seule les soirs, et Paulette je la vois qu’au travail, alors il faut m’inviter. 

A bientôt

Josiane




L’atelier de mécanique résonne du fracas des machines. Dans les toilettes au carrelage maculé de taches de cambouis, a demi tournée vers le mur du fond, elle siffle goulument les dernières gouttes d’une bouteille de gros rouge. Sa collègue de travail, occupée à se laver des mains aux ongles noirs, proteste qu’elle n’en a eu qu’une gorgée. Elles portent toutes deux une blouse de toile rude et leurs longs cheveux sont attachés en queue de cheval serrée. Sous la porte du troisième box, deux pieds largement écartés vêtus de grosses chaussures de sécurité. Le néon clignotant du plafonnier jette sur la scène une lueur maladive. L’odeur de la sueur et de la graisse mélée cache à peine celle d’urine et de détergent bon marché. 

Elle essuie avec un sourire satisfait sa bouche avec le revers de sa manche. Les taches sombres qui la maculent montrent que ce geste est pour elle familier. Quelques mêches de cheveux se sont échappées de sa queue de cheval. L’humidité et la chaleur ambiante les ont collés sur son front. Le blanc de ses yeux est troublé par quelques veines rouges. Elle a une légère cicatrice sur l’arête du nez. Le col de sa blouse laisse entrevoir le bord effiloché d’un T-shirt gris qui a du être blanc. Elle ne porte pas de chaussures de sécurité mais de vieilles baskets noires au cuir rapé. Elle tient fermement le goulot de la bouteille de rouge. Les articulations de ses doigts crispés sont blanches, ce qui détonne avec son nez et ses pommettes pourpres. Elle a au coin des yeux des rides marquées en pattes d’oie. Son visage est triangulaire, son menton très anguleux, son nez droit et long. Elle se tient un peu courbée, le dos vouté.

Sa collègue de travail se sêche les mains dans une serviettte à la couleur indefinissable et maculée de taches noiratres. Elle est un peu plus grande que la buveuse mais se tient elle aussi le dos vouté. Ses épaules sont larges et sa blouse est tendue sur ses avant-bras potelés. Sa blouse porte des traces de raccomodage sur le devant. Au niveau de l’épaule droite, un trou a été dissimulé par une pièce de tissu d’un ton plus sombre que le reste de la blouse. Elle a des poches sous les yeux de couleur violet pourpre. Ses yeux bleu-gris ont une expression inquiète, oscillant du visage de sa collègue à la bouteille qu’elle tient toujours serrée dans son poing. Son front est plissé de rides de reproche.

La porte du troisième box est grande ouverte. Le chef d’atelier est debout, sa large main calleuse à plat sur la porte pour la tenir ouverte. Il est plus grand que les deux ouvrières, son crane surmonté d’une casquette de feutre gris touchant presque le chambranle. Les muscles saillants de ses bras dépassent de sa blouse bleu marine constellée de traces graisseuses. Il a une tête large, à la peau burinée. Une épaisse moustache emplit complètement sa lèvre supérieure. Ses sourcils épais forment un V inquiétant. Sa mâchoire serrée souligne l’expression de fureur qui s’étale sur son visage. De son autre main, à laquelle il manque l’auriculaire, il désigne la bouteille vide dans la main de la buveuse. La buveuse a les yeux grands ouverts, l’air terrifié, fixant le visage furibond du chef d’atelier. Elle a la bouche grande ouverte. Elle tient toujours la bouteille serrée dans sa main.



Josiane avait les yeux fixés sur son verre. Un petit verre ballon à pied comme il y en a des dizaines de milliers dans tous les bars, bistros, troquets, cafés ou estaminets de France ou de Navarre. Tout son univers tournait autour de ce petit objet insignifiant et son bonheur, ses angoisses, ses tourments et sa satiété ne dépendaient que de son taux de remplissage. Pour Josiane, un verre à moitié plein ne demandait qu’à être vidé pour être rempli à nouveau. Elle y avait mis tout son passé et son avenir, tous ses rêves et ses espoirs. Et elle les y avait noyés sous la piquette violette qui ne parvenait même plus à lui bruler la gorge. Mais ce soir, le verre avait débordé. Le liquide pourpre ne pouvait plus cacher le profond désespoir qui la plombait comme un joug trop lourd sus ses épaules frêles. Alors Josiane tourna son regard sur la salle. Elle parcourait le bar des Sports, son regard embrumé par l’alcool se posant sur chaque visage, connu ou inconnu, qui peuplait la petite salle enfumée. Gérard, le retraité, un béret constamment vissé sur la tête, le nez rouge et difforme, éclusait son treizième blanc de la journée.  Josiane plaisantait souvent avec lui, compagnon de boisson. Lui au blanc, elle au rouge. 
Mas pas ce soir.
Christiane, la fleuriste, était assise à une table, le regard perdu dans la nuit du dehors. Elle s’était faite belle, ce soir. Sans doute pour André, son petit copain du moment. A quarante trois ans, elle n’arrivait pas à en garder un. Josiane avait passé des soirées entières à picoler avec elle, lui remontant le moral quand un de ses jules l’avait laissé sur le carreau.
Mais pas ce soir. 
Claire n’était pas très loin, sirotant un café sur le zinc, remontant perpétuellement ses grands cheveux sombres sur ses oreilles. Elle n’allait pas tarder à aller prendre son poste de nuit. Josiane mangeait parfois avec elle. Elle collectionnait les grenouilles en plâtre et elles se racontaient leurs dernières trouvailles. 
Mais pas ce soir. 
Pascal, le patron, une serviette sur l’épaule, faisait siffler la grande machine pour servir son énième café de la journée. Il parlait souvent avec Josiane, lui demandait toujours son avis sur une nouvelle cuvée de rouge qu’il avait fait rentrer. Il lui demandait toujours si elle avait besoin d’aide pour rentrer chez elle quand elle était trop éméchée. Mais pas ce soir. Ce soir, il ne restait plus à Josiane que le vin dans lequel elle avait englouti sa vie. Auquel elle avait sacrifié aujourd’hui le dernier vestige d’humanité qui lui restait encore. Elle allait boire et boire encore puisque c’était tout ce qui lui restait. Puis elle allait rentrer chez elle et boire encore. 

Mais pas ce soir.

TENTATIVE D'EPUISEMENT D'UN PERSONNAGE - Veronique



(Il est à noter que Véronique n'a pas pu assister à toutes les séances consacrées au "fil rouge" de l'année. Certains éléments sont donc manquants)

L’homme était assis à la terrasse du café. Seul. Face à la place où défilait la foule des samedis après-midi. Isolé dans son long manteau, il fumait cigarette sur cigarette. Son regard noir ne fixait rien de précis, sauf lorsqu’il consultait sa montre ou l’écran sombre de son téléphone.
La tasse de café, vide, trônait au milieu de la table. 1, 2, 3,4 emballages de sucre ballotaient sous le souffle léger de la brise. Les mégots s’entassaient au fond du cendrier. La main attrapait, puis reposait fébrilement le téléphone portable qui demeurait obstinément  silencieux.


 
La veille, la journée avait mal commencé. Il était très en retard. Mais il n’avait pas réussi à s’éclipser assez rapidement : sa femme l’avait rattrapé juste au moment où il montait dans sa voiture. « En sortant du bureau, est-ce que tu pourrais faire 2 ou 3 courses ? ». Il n’avait pas trouvé de raison de refuser. Et ce soir, le voilà qui tourne dans les rayons de la superette, à essayer de localiser les précieuses denrées qu’il est censé ramener à la maison. « Yaourts, c’est fait. Nutella : zut, demi-tour, je suis passé devant tout à l’heure. Brioche, c’est bon. Chouchou Lou : qu’est-ce que c’est que ça ? Ça doit surement avoir un rapport avec ma fille, mais lequel ? Et Max. Quelle marque de dentifrice utilise Max ? J’ai passé ma journée à concevoir un nouvel espace culturel pour la ville, à convaincre les élus d’oser se lancer dans un projet ambitieux, à solliciter des mécènes pour qu’ils rajoutent un 0 au chèque qu’ils s’apprêtaient à faire. Et me voilà ramené à la simple réalité du quotidien : j’ignore la marque du dentifrice utilisé par mon fils… ».
                                                                                                                                   
Son esprit revenait sans cesse à sa journée de travail. Il avait passé plus de 2 heures à essayer de remanier ses plans.  Le client avait complètement modifié son projet. Il voulait plus de bureaux, moins vastes, sans modifier le volume de l’ensemble. Un vrai casse-tête chinois. Un de plus. Mais il avait toujours aimé relever ce genre de défi.
                                                                                                                                   
Dans un mois, c’est un autre défi qui l’attendrait : emmener toute sa famille en vacances. Il lui faudrait attraper les valises les unes après les autres et les ranger méthodiquement dans le coffre de la voiture.  Tout devait rentrer. On pouvait compter sur les enfants pour veiller scrupuleusement à ce qu’il n’oublie rien. Et puis, comme par miracle, tout finirait par trouver sa place. Toute la tribu se mettrait en route pour l’océan. Comme chaque année.
Les vacances, c’était surtout pour faire plaisir à sa femme et aux enfants. Lui, il s’ennuyait plutôt. Il attrapa son téléphone posé sur la table et rechercha les messages échangés avec son collègue l’été dernier.  « Bonjour Bernard. Le maire a-t-il rendu sa réponse ? Tu peux me joindre par SMS ou par mail. Je consulte ma messagerie trois fois par jour, à chaque retour de la plage ».
Un brusque coup de vent le ramena à l’instant présent. Le ciel s’était assombri, l’orage menaçait. Les passants défilaient devant lui en courant, pressés de rentrer avant que l’averse ne les surprenne. Elle ne viendra plus. Il se décida enfin à se lever, rassembla ses affaires et se mit en route d’un pas lent.


 
Samedi 14 mai
Je l’ai attendue une bonne partie de l’après-midi. En vain. J’aurais dû m’en douter. Notre dernière conversation ressemblait fort à un épilogue. Même si je refusais de l’entendre. Ça m’apprendra à ne pas vouloir choisir. Je veux tout : mon confort ″bobo″, ma famille, la routine rassurante du quotidien. Et le sel d’une aventure sans lendemain qui dure depuis des mois.