14
Novembre 1992
Rapport
de gendarmerie
Gendarme
Simonet Lucien
Gendarme
Paleron Guy
Ce
matin aux alentours de 6h30, la gendarmerie de Contardieux a reçu un appel de
Mr Trimonet Maurice, éboueur, logeant au 6 de la rue Gambetta, rapportant la
présence d’un cadavre de femme sur la place Maurice Dellile. Nous, gendarmes
Simonnet et Paleron, avons, suivant la procédure, avertis les pompiers que nous
avons mis en relation avec Mr Trimonet.
Nous
nous sommes aussitôt rendus sur place et sommes arrivés sur les lieux à 6h50.
Un véhicule de pompiers était déjà sur place. L’équipe de secours, dirigée par
le lieutenant Bollin, nous a aussitôt conduit vers le corps d’une femme étendu
en position fœtale sur la margelle en pierre de la fontaine. Le lieutenant
Bollin nous a appris avoir constaté le décès de la personne à son arrivée.
Selon lui, d’après la température du corps, la mort remonterait à au moins 4
heures. Constatant l’inutilité des soins, le lieutenant Bollin s’est abstenu de
manipuler le corps et a établi un périmètre en disposant son véhicule de
manière à empêcher les badauds de voir ou d’approcher du lieu de décès.
Nous
avons ensuite procédés à l’examen des lieux. Le corps appartenait à une femme
d’environ 50 ans, cheveux poivre et sel portés long. Elle était vétue d’une
robe grise tombant aux chevilles et d’un cardigan en laine. Les pieds étaient
nus et portaient des traces noirates à violettes. L’absence de saleté sur les
pieds nous laisse à penser que ses chaussures ont été dérobées après son décès.
Le visage portait les stigmates caractéristiques d’un alcoolisme avancé. La
coloration bleue des lèvres et des extrémités laisse présager une mort par
hypothermie. La main droite de la victime était fortement serrée sur une
bouteille en verre vide.
Nous
avons interrogés le dénommé Trimonet Maurice. Il nous a affirmé avoir découvert
le cadavre en se rendant sur son lieu de travail. La déposition complète de Mr
Trimonet se trouve en annexe du présent rapport. Une fouille soignée de la
victime n’a pas pu déterminer son identité. Elle ne portait en effet sur elle
aucun papier d’identité ou élément pouvant permettre son identification.
Nous
avons donc procédés à une visite systématique des habitations et commerces
voisins. Mr Ribert Pascal, propriétaire du Café des Sports, a identifié
formellement le corps comme étant celui de Mme Cressonet Josiane, habitant rue
Salandon. Il a reconnu avoir vu la victime la veille au soir dans son
établissement qu’elle a quitté vers les 23 heures. Elle était selon les dires
de Mr Ribert dans un état d’ébriété très avancé. Mr Ribert nous a également
appris que Mme Cressonet était dans un état de détresse psychologique et avait
mentionné à plusieurs reprises avoir perdu son travail. La déposition complète
de Mr Ribert se trouve en annexe du présent rapport. Après enquête, nous
n’avons trouvé aucun parent susceptible de prendre en charge le corps de Mme
Cressonet. Une enquête de voisinage a pu confirmer son penchant pour la
boisson. Une enquête auprès de l’atelir de mécanique Pluchet, dernier employeur
de Mme Cressonet, a révélé que son licenciement avait effectivement eu lieu
deux jours auparavant pour faute grave suite à un état d’ébriété sur le lieu de
travail.
Le
corps de Mme Cressonet a été confié aux services compétents de l’hopital St
Quentin. Ceux-ci ont confirmés la mort par hypothermie de Mme Cressonet. Son
décès peut donc être classé comme accidentel. Aucune suite judiciaire ne sera
donnée à cette affaire.
Gendarme
Simonet
Gendarme
Paleron
Elle s’appelait Josiane
Les vendredis soirs, elle aimait se
maquiller, mettre sa petite robe noire et son blouson léopard avant d’aller
danser à l’Harlequin.
Elle n’avait plus conduit de
voiture depuis son divorce. Elle allait à l’atelier par le bus de 7h16, celui
de la ligne 83.
Quand elle était jeune, elle
voulait être factrice.
Au dessus de la télévision, il y avait
une vieille carte de la Corse en bois, souvenir de son voyage de noce.
Elle se lavait tous les matins avec
un gant de toilette humide. Elle réserve la douche pour le vendredi soir.
Elle n’était pas très bonne
cuisinière mais réussissait admirablement le bœuf bourguignon.
Elle aimait dire qu’elle s’était
fait sa cicatrice sur la paume en se coinçant la main dans une machine à
l’atelier.
Elle allait voir sa mère tous les
dimanches jusqu’à ce que celle-ci meure. Depuis, elle allait se promener au
parc Montjuzet.
Elle aimait les sculptures en
coquillages et en possèdait une confortable collection. Sa pièce maitresse était
un buste de Georges Brassens entièrement fait en coquillages de Bretagne.
Elle avait toujours dans sa poche
un petit paquet de bonbons à la menthe.
Elle aimait beaucoup Michel
Sardoux, Mozart et les Beatles.
Il lui manquait la molaire d’un bas
à droite. Elle n’avait jamais eu l’argent ou le courage de la faire remplacer.
Elle aimait discuter avec Mr
Barthès, le maraicher du marché St Pierre.
Elle avait fumé sa première
cigarette à 15 ans. Ce fut aussi sa dernière.
Son truc contre la gueule de bois,
c’était un café noir sans sucre, mais avec un peu de sel.
Putain ils m’ont embauché ! Je
commence la semaine prochaine à l’atelier de mécanique Pluchet ! C’est pas
terrible comme boulot, mais ça sera toujours mieux que de vivre avec la pension
alimentaire de ce connard de Jacques ! Et puis ça sera qu’une étape. Je
mettrais des sous de côté et je me paierais des cours de coiffure. Je vais
aller fêter ça au bistrot d’en bas, tiens. Il y aura peut-être encore ce petit
gars qui jouait au baby hier. Son petit cul moulé dans son jean, ça vous
réveillerait la libido d’une bonne sœur.
Aujourd’hui, j’ai fêté mes 10 ans à
l’atelier Pluchet. On avait fait un petit pot avec les copains. J’avais amené
deux-trois bouteilles histoire que ça soit pas trop triste. J’ai eu la pétoche
quand le patron a déboulé, mais il a été sympa et il a rien dit pour la
vinasse. Il s’en est même mis un derrière la cravate, même que ça lui a fait
faire la grimace. Il aime pas la bibine de prolo, le patron.
Le vieux Marliac est mort. Il a canné dans l’atelier, là, comme ça,
devant moi. Il était en train de bricoler le laminoir et paf ! Raide mort
par terre. Pas un cri, pas un mot, comme si on lui avait coupé le courant. Ca
m’a foutu un choc ! Il m’a fallu une demi-bouteille de blanc pour arrêter
de trembler. Je le connaissais depuis 22 ans, merde. C’est lui qui m’avait
montré comment on passait les tôles dans la découpeuse quand je suis arrivée.
A huit heures moins le quart, le
parvis de l’usine était constellé de fumeurs, échangeant quelques mots,
profitant le mieux possible de ce dernier moment de tranquillité avant le
difficile travail en atelier.
A la pause, les ouvriers se
rassemblaient devant la grande cafetière mise à disposition par le patron. Il
fallait jouer des coudes pour disperser ceux qui, déjà servis, se serraient en
groupes compacts pour discuter du dernier match de foot ou de la dernière
émission de télé.
Quand sonnait enfin l’heure de la
fin de la journée, les ouvriers sortaient bien vite de l’atelier, échangeant de
joyeuses, mais hatives salutations avant de rejoindre leur famille.
Seuls restaient le chef d’atelier
pour s’assurer que tout était en ordre, et la lumière diffuse de la vitre au
verre dépoli du bureau du patron.
Bon, ça y est, me v’la au Mammouth.
Et mon chariot a toutes les roues qui tournent, pour une fois. Si je pouvais
rentrer avec à la maison, qu’est-ce que ça serait bien ! Là il va encore
tout falloir que je trimballe à pinces les deux étages jusqu’à l’appartement.
Et il va encore y avoir un con dans le bus qui va protester parce mes sacs
prennent deux places à eux tout seuls. C’est les bouteilles surtout qui sont
lourdes. Je devrais me mettre au cubi, le plastoque c’est moins pesant que le
verre et puis j’aurais moins peur que ça pète dans le bus. Ouais. Ou alors
faudrait que je réduise la bibine. P’t’être qu’elle a raison, Paulette. Si
j’essayais de pas en prendre, pour une fois ? Pour voir ? J’suis pas
alcoolo, je devrais pouvoir m’en passer, hein ? Allez, c’est pas en me
plaignant que le chariot va se remplir. Tiens ? Ils ont encore rajoutés un
vigile à l’entrée. C’est vraiment pourri comme quartier, ici. Il me regarde
d’un drole d’air, le nouveau. Ma tronche lui plait pas ? Je lui ferais
bien un doigt, mais après il va me virer et j’pourrais pas faire mes courses.
Ou alors faudra que j’aille au Prizu et ça va me couter un max. Bon alors, il
me faut quoi, déjà ? Ah, c’est l’bricolage, ici. Il me faut de la colle
néomachin, là. Le truc de la pub à la télé avec le gars collé au plafond.
J’espère que ça va marcher, leur truc. Mon pauvre Georges Brassens ! Ça va
être pire qu’un puzzle de recoller les morceaux. J’suis pas sure d’y arriver.
Faut dire que j’étais vraiment bourrée quand je suis tombée dessus. Ouais, ça
serait pas une mauvaise idée, que j’arrête. Ou alors que je prenne juste un
verre par repas. Juste pour le gout. Et puis bon : on est en France,
hein ? C’est pas français un repas sans vin. Bon, allez, c’est ça :
juste un verre et pas plus. Allez, il me faut quoi, maintenant ? Putain,
j’ai perdu la liste. Et moi qui ait pas de mémoire… On est où, là ? Ah, le
rayon des savonnettes. J’crois bien qu’il me fallait quelque chose. Ah ouais,
de la pâte à dent ! Oh la vache, ils ont encore augmentés les prix, c’pas
possible ! Va falloir que j’en mette moins sur la brosse à dent. Alors il
est où celui au menthol ? le v’là. C’est pas l’moins cher, mais faut bien
entretenir son haleine. J’sais pas ce que je mange pour fouetter du bec comme
ça. Ah, puis tiens j’avais dit qu’il fallait que je m’achète des trucs
pour les cheveux qui les abiment pas. Des chouchous, ou des loulous, j’me rappelle
plus. Chouchous. C’est ça, chouchous. Quel nom à la con. Au moins, c’est pas
cher, ce truc. Bon, allez, au rayon bouffe. Faut bien s’en mettre un peu. Il me
manquait quoi, déjà ? Pour le petit dèj, c’est ça. De la brioche, et du
nutella. Paulette elle dit que je devrais me calmer sur le Nutella. Il parait
qu’ils mettent des tas de cochonneries pour faire grossir dedans. Ha !
Elle me fait bien rigoler, Paulette. Quand on nous regarde toutes les deux, on
dirait plutôt que c’est elle qui en mange, du Nutella. Bon. J’ai tout ? Ah
non, il me fallait des yaourts, aussi. J’en ai plus pour ce soir. C’est où les
yaourts ? Ah ouais, derrière le rayon des vins, là. Le vin normalement
j’ai pas besoin d’en acheter. Si j’en bois qu’un verre par repas, il me reste encore
de quoi tenir la semaine. Ça va me faire de sacrés économies. Oh putain !
Du Cotes du Rhône en promo ! Fais voir un peu ? Du bon, en
plus ! Vacherie ! ça vaut le coup ! Ah ouais, mais j’ai dit que
j’en prenais pas. Non mais je peux pas laisser passer un truc pareil ! Si
je reviens qu’à la fin de la semaine, il en restera plus ! Et puis c’est
pas parce que j’en achète que je suis obligée d’en boire plus qu’un verre par
repas, hein ? J’me demande quand même si ça va pas se gâter si je laisse
la bouteille ouverte trop longtemps ? On verra, je vais pas m’embêter à
réfléchir à ça maintenant. C’est une bonne année, en plus. Bon Dieu, je vais
vraiment me régaler, avec ça. Ah, c’est même encore moins cher par paquet de
six ? Ça va être une galère pour le remonter, mais je peux vraiment pas
laisser passer ça ! Allez, direction la caisse. Aujourd’hui t’es vernie, Josiane.
Madame,
Je vous remercie bien de votre
charmante lettre. Je ne sais pas ce que c’est qu’un tupperware, mais ça a l’air
sympa et puis les cadeaux c’est toujours bien. Je n’ai pas beaucoup d’amies à
part Paulette, mais vous pouvez toujours inviter les votres, ça me fera
plaisir. Je suis particulièrement intéressée par les recettes de cuisine. Si
vous voulez, je pourrais vous faire gouter mon bœuf bourguignon, ça vous en
fera une de plus à montrer.
Je vous remercie bien d’avoir pensé
à moi, et il faudra me dire qui c’est qui vous a donné mon adresse.
J’attends de vos nouvelles,
Josiane
Madame,
Ca fait maintenant un mois que je
vous ai écrit pour vos soirées tupperware, mais vous ne m’avez toujours pas
répondue. J’ai demandé à Paulette ce que c’était les tuppewares et elle m’a
expliqué parce qu’elle connaissait par sa voisine madame Truchon que vous
connaissez peut être. Je sais pas si je vous achèterais ces trucs, parce que
mon ex-mari il disait toujours que c’était de la saloperie, et puis j’ai pas
beaucoup de sous, mais si vous me faites les démonstrations peut être que je
peux changer d’avis.
C’est pas bien de laisser les gens
sans nouvelles après leur avoir proposé des choses, et puis moi les soirées ça
me plaisait bien parce que je vois pas beaucoup de monde.
Je vous mets mon numéro de
téléphone, comme ça si ça vous embête d’écrire, vous pouvez m’appeler.
A bientôt,
Josiane
Madame,
Je sais pas si vous vous souvenez,
c’est moi qui vous ai écrit il n’y a pas deux mois pour vos réunions
tupperware. Vous m’avez toujours pas répondu et ça m’a fait de la peine. Alors
peut-être que vous avez trouvé assez de gens pour vos réunions et que du coup
ça vous intéresse plus que je vienne, mais il fallait au moins m’écrire pour me
le dire, parce que je suis pas une bête. Je sais bien que je suis pas très
intelligente et que quand j’écris j’utilise pas les grands mots du
dictionnaire, mais c’est pas pour ça que je suis pas méritante. Je travaille
dur tous les jours, et ça mérite bien autant qu’un autre. Je suis toute seule
les soirs, et Paulette je la vois qu’au travail, alors il faut m’inviter.
A bientôt
Josiane
L’atelier de mécanique résonne du
fracas des machines. Dans les toilettes au carrelage maculé de taches de
cambouis, a demi tournée vers le mur du fond, elle siffle goulument les
dernières gouttes d’une bouteille de gros rouge. Sa collègue de travail,
occupée à se laver des mains aux ongles noirs, proteste qu’elle n’en a eu
qu’une gorgée. Elles portent toutes deux une blouse de toile rude et leurs
longs cheveux sont attachés en queue de cheval serrée. Sous la porte du
troisième box, deux pieds largement écartés vêtus de grosses chaussures de sécurité.
Le néon clignotant du plafonnier jette sur la scène une lueur maladive. L’odeur
de la sueur et de la graisse mélée cache à peine celle d’urine et de détergent
bon marché.
Elle essuie avec un sourire
satisfait sa bouche avec le revers de sa manche. Les taches sombres qui la
maculent montrent que ce geste est pour elle familier. Quelques mêches de
cheveux se sont échappées de sa queue de cheval. L’humidité et la chaleur
ambiante les ont collés sur son front. Le blanc de ses yeux est troublé par
quelques veines rouges. Elle a une légère cicatrice sur l’arête du nez. Le col
de sa blouse laisse entrevoir le bord effiloché d’un T-shirt gris qui a du être
blanc. Elle ne porte pas de chaussures de sécurité mais de vieilles baskets
noires au cuir rapé. Elle tient fermement le goulot de la bouteille de rouge.
Les articulations de ses doigts crispés sont blanches, ce qui détonne avec son
nez et ses pommettes pourpres. Elle a au coin des yeux des rides marquées en
pattes d’oie. Son visage est triangulaire, son menton très anguleux, son nez
droit et long. Elle se tient un peu courbée, le dos vouté.
Sa collègue de travail se sêche les
mains dans une serviettte à la couleur indefinissable et maculée de taches
noiratres. Elle est un peu plus grande que la buveuse mais se tient elle aussi
le dos vouté. Ses épaules sont larges et sa blouse est tendue sur ses
avant-bras potelés. Sa blouse porte des traces de raccomodage sur le devant. Au
niveau de l’épaule droite, un trou a été dissimulé par une pièce de tissu d’un
ton plus sombre que le reste de la blouse. Elle a des poches sous les yeux de
couleur violet pourpre. Ses yeux bleu-gris ont une expression inquiète,
oscillant du visage de sa collègue à la bouteille qu’elle tient toujours serrée
dans son poing. Son front est plissé de rides de reproche.
La porte du troisième box est
grande ouverte. Le chef d’atelier est debout, sa large main calleuse à plat sur
la porte pour la tenir ouverte. Il est plus grand que les deux ouvrières, son
crane surmonté d’une casquette de feutre gris touchant presque le chambranle.
Les muscles saillants de ses bras dépassent de sa blouse bleu marine constellée
de traces graisseuses. Il a une tête large, à la peau burinée. Une épaisse
moustache emplit complètement sa lèvre supérieure. Ses sourcils épais forment
un V inquiétant. Sa mâchoire serrée souligne l’expression de fureur qui s’étale
sur son visage. De son autre main, à laquelle il manque l’auriculaire, il
désigne la bouteille vide dans la main de la buveuse. La buveuse a les yeux
grands ouverts, l’air terrifié, fixant le visage furibond du chef d’atelier.
Elle a la bouche grande ouverte. Elle tient toujours la bouteille serrée dans
sa main.
Josiane avait les yeux fixés sur son verre. Un petit verre
ballon à pied comme il y en a des dizaines de milliers dans tous les bars,
bistros, troquets, cafés ou estaminets de France ou de Navarre. Tout son
univers tournait autour de ce petit objet insignifiant et son bonheur, ses
angoisses, ses tourments et sa satiété ne dépendaient que de son taux de remplissage.
Pour Josiane, un verre à moitié plein ne demandait qu’à être vidé pour être
rempli à nouveau. Elle y avait mis tout son passé et son avenir, tous ses rêves
et ses espoirs. Et elle les y avait noyés sous la piquette violette qui ne
parvenait même plus à lui bruler la gorge. Mais ce soir, le verre avait
débordé. Le liquide pourpre ne pouvait plus cacher le profond désespoir qui la
plombait comme un joug trop lourd sus ses épaules frêles. Alors Josiane tourna
son regard sur la salle. Elle parcourait le bar des Sports, son regard embrumé
par l’alcool se posant sur chaque visage, connu ou inconnu, qui peuplait la
petite salle enfumée. Gérard, le retraité, un béret constamment vissé sur la
tête, le nez rouge et difforme, éclusait son treizième blanc de la
journée. Josiane plaisantait souvent avec lui, compagnon de boisson. Lui
au blanc, elle au rouge.
Mas pas ce soir.
Christiane, la fleuriste, était
assise à une table, le regard perdu dans la nuit du dehors. Elle s’était faite
belle, ce soir. Sans doute pour André, son petit copain du moment. A quarante
trois ans, elle n’arrivait pas à en garder un. Josiane avait passé des soirées
entières à picoler avec elle, lui remontant le moral quand un de ses jules
l’avait laissé sur le carreau.
Mais pas ce soir.
Claire n’était pas très loin,
sirotant un café sur le zinc, remontant perpétuellement ses grands cheveux
sombres sur ses oreilles. Elle n’allait pas tarder à aller prendre son poste de
nuit. Josiane mangeait parfois avec elle. Elle collectionnait les grenouilles
en plâtre et elles se racontaient leurs dernières trouvailles.
Mais pas ce
soir.
Pascal, le patron, une serviette sur l’épaule, faisait siffler la grande
machine pour servir son énième café de la journée. Il parlait souvent avec
Josiane, lui demandait toujours son avis sur une nouvelle cuvée de rouge qu’il
avait fait rentrer. Il lui demandait toujours si elle avait besoin d’aide pour
rentrer chez elle quand elle était trop éméchée. Mais pas ce soir. Ce soir, il
ne restait plus à Josiane que le vin dans lequel elle avait englouti sa vie.
Auquel elle avait sacrifié aujourd’hui le dernier vestige d’humanité qui lui
restait encore. Elle allait boire et boire encore puisque c’était tout ce qui
lui restait. Puis elle allait rentrer chez elle et boire encore.
Mais pas ce soir.