AU BISTROT BLEU
ELVIRA
Zut, j'ai oublié ma liste de courses, je me fais des
reproches « Elvira, tu perds la tête ». Je vais encore me faire
traiter de tous les noms par Lou et Max.
Je les entends déjà me dire que je ne pourrai plus les gronder
lorsqu'ils oublient leur cahier de textes.
Je suppose que c'est à cause de ce papier portant le nom du
travail de mon ex. C'est tout ce qu'il m'a laissé, ce papier débile avec le nom
de sa Société : »RODRIGUEZ GROUP » Écrit en anglais, ça devait
faire plus international !
Bon, concentrons-nous. Je vais être obligée de me scotcher à
tous les rayons du Supermarché pour retrouver les produits.
Tiens, si je m'arrêtais dans ce bistrot juste en face pour
réécrire ma liste. Ce serait plus judicieux. Et son nom « Le BISTROT
BLEU » m'inspire. J'adore les bières et j'ai ainsi un moment pour moi.
Oui, d'accord, c'est pas très « mère de famille ». Au diable les
préjugés ! J'en profiterai pour regarder mes messages. Le barman me connaît.
Il me fait penser à un prof que j'ai eu lorsque j'étais jeune et amoureuse de
lui ! J'en ai fait, à l'époque, des listes de mots d'amour que j'aurais aimé
lui dire ou lui envoyer.
Peut-être les retrouverai-je dans un cahier où j'écrivais
alors. J'aurais voulu être collée. Collée ?, colle néoprène, voilà
une chose de ma liste retrouvée ! Réfléchissons vite. Voilà, ma liste est
complète. Je me dépêche avant la fermeture du supermarché.
Retrouver ce journal intime. Je viendrai le lire dans ce
bistrot, seul lieu où je suis tranquille en même temps que je peux voir qui
passe dans ma rue !.
UN MATIN, AU BISTROT
Le barman du « Bistrot Bleu » vient prendre son
service. Il voit immédiatement cette femme qui doit aimer ce lieu car il la
voit souvent.
Les yeux rivés sur son I Phone, elle sirote une bière
blonde.
À côté de l'I Phone, un journal est ouvert. De temps en
temps, la femme jette un bref regard vers la porte. Elle porte des vêtements
sombres, contrastant avec sa chevelure auburn. Ses cheveux souples et longs
laissent entrevoir un visage inquiet. Dans l'autre coin de la salle, un homme
la regarde et semble touché par une certaine grâce qui émane d'elle.
Sur le dossier de sa chaise, une doudoune noire et un
foulard coloré qui donne vie à l'ensemble sombre.
Que dire sur son attente, sinon qu'elle inquiète le barman.
Elle coche certains passages de la page du journal. Sous
celui-ci un cahier à couverture fleurie apparaît de temps à autre.
L'homme qui était loin s'installe à une table plus proche.
La femme le regarde sans le voir, elle surveille la rue.
Le barman remarque le manège de l'homme tout en évoluant
avec souplesse entre les tables. Cheveux bruns, regard noir il a l’œil
vigilant, il se sait le maître des lieux. Son costume, imposé par la fonction
qu'il occupe laisse deviner un corps mince et souple.
Il essaie d'engager la conversation avec la femme, intrigué
par sa concentration et par le cahier qui dépasse du journal. Il craint la
malveillance de l'homme qui s'approche. Il lui fait remarquer qu'il doit
consommer. L'homme s'insurge.
La femme, alors, sort de son repli et les observe. Son
visage traduit son étonnement presque apeuré lorsqu'elle voit l'homme.
Le barman voudrait la protéger. Il ne connaît pas les
intentions de l'homme.
La femme se lève brusquement et sort. Elle a reconnu le
patron qui l'a virée du journal où elle travaillait.Elle ne veut plus le voir,
ni lui parler, elle ne veut pas sombrer à nouveau dans le désespoir qui a suivi
son renvoi.
FLÂNER
Simplement, dans cette rue qu'elle appelle « Rue du
Bistrot bleu », observer les passants, les écouter, plonger ainsi dans la
vie. Sur un petit carnet, elle note brièvement les choses pittoresques qu'elle
remarque.
Son attention est attirée par la jeune fille qui arrive en
face d'elle, écouteurs aux oreilles, les yeux rivés sur son téléphone. Si
aucune des deux ne modifie sa trajectoire, la rencontre va être
douloureuse ! Vite, un pas de côté !
Elle salue le marchand de légumes qui fait l'article à une
vielle dame qui lui demande si ces pommes vertes sont mûres.
-Bien sûr, mamie, elles sont délicieuses, elles ont un goût
d'avant-guerre ». Référence qui convainc la « mamie ».
Tiens, un magasin de sous vêtements vient de s'installer.
Deux jeunes filles en sortent en commentant leurs achats, de minuscules slips
qui ont l'air de les ravir.
Deux jeunes garçons se disputent un ballon, elle pense alors
« est-ce que les miens sont bien rentrés de l'école ? »
Un nouveau magasin attire son attention. De jolies poteries,
de la vaisselle, cela pourra faire des cadeaux sympas, mais pas le temps de
s'arrêter aujourd'hui, car l'heure tourne.
Voilà l'aveugle du 4 avec son beau chien blanc. Nous nous
saluons toujours amicalement. J'admire son habileté à se déplacer et
l'intelligence de son chien qui le pousse délicatement lorsque quelqu'un arrive
en face.
RÊVER
Je me verrais bien
en short coupé court, coupé rose, rat des villes, rat des champs, rasibus
attendant un bus qui ne viendrait jamais, un bus plein de lamas crachant sur
l'avenir, assise en équilibre- très instable- sur une barrière- je déteste les
barrières- dans une station- service, inutilement posée là, délabrée,
désaffectée, mais pas désinfectée.
Une odeur
nauséabonde se répand au ras du sol le long d'une route nationale ;
Je me tiens bien
droite, attendant une âme qui vivrait dans cette contrée inhospitalière et bien
déserte. Et contre toute attente je boirais un coca en contemplant l'univers
que je créerais à ma façon.
Il ferait chaud.
Je
m 'étourdirais, me saoulerais de mots, maudits, maussades, motos, momo,
mot pour mot. J'aurais le visage embué, embrumé d'une transpiration légère
comme une brise, une caresse et -oh ! Tellement sexy.
Le coca
m'envahirait, m’enivrerait, m'éblouirait, frais, par vagues, revivifiant.
Le délire me ferait
voyager loin et je n'aurais que l'embarras – ras le bol, rats d'égout, rats
d'hôtels, rataplan -du choix entre tous les destins ratés, ratiboisés,
ratatinés ou mirifiques qui s'offriraient à moi.
TROUVER
UN JOB
Tout en discutant
avec le barman- je lui demande s'il ne connaît pas un commerce qui
rechercherait une vendeuse-, je remarque une annonce sur un prospectus
que je n'avais pas repéré sous mon journal.
C'est une jeune femme qui cherche à contacter des personnes
pour une réunion amicale.Elle est chargée de faire la promotion des
« tupper ware ». Ça me fait penser à une lettre que j'avais écrite il
y a plusieurs années. Je cherchais du travail et j'avais préparé une annonce
semblable. Je ne l'ai jamais envoyée, elle doit être quelque part au grenier.
Mais je m'en souviens
J'avais dans l'idée donner des cours de pâtisserie. Je
m'étais même trouvé un pseudo : »Madeleine Saint Honoré ». Tout
un programme !
Je peux retranscrire ce qu'elle disait car je l'avais
peaufinée et je l'ai gardée en mémoire.
Cher(e) ami(e) (je m'adressais aussi aux hommes,
d'heureuses rencontres peuvent se faire autour de petits fours)
J'aimerais partager avec vous une de mes
spécialités : réaliser des gâteaux maison. Je fournis les
ingrédients , les moules, et mets ma cuisine à disposition
.
Les gâteaux peuvent être dégustés sur place ou emportés
chez vous.
Comme je ne connais pas encore tout le quartier, je
dépose ma lettre dans les commerces qui vous connaissent et pourront vous
donner des renseignements sur ma personne
.
Nous passerons ainsi un bon moment où nous pourrons
bavarder, faire connaissance.
Vous pouvez me joindre au 5 Millefeuille-le-haut.
Madeleine Saint Honoré
En fait, je ne l'ai jamais envoyée, car j'avais rencontré
celui que je croyais être l'homme de ma vie : Mike TATIN, une crème
d'homme !
RETOUR
SUR LE PASSE
Me voilà installée
dans mon bistrot préféré, à ma table préférée, un peu à l'écart mais face à la
rue. Aujourd'hui j ai le temps de lire ce joli cahier.
10 octobre 1951
J'ai 15 ans et j'ai acheté ce beau cahier pour en faire mon
confident. Grand soir ! La nuit tombe et je suis enfin tranquille dans ma
chambre. Ma mère ne risque pas de faire irruption. A lui seul je peux confier
ce qui m'agite car il gardera le secret. Je suis amoureuse, à la folie, de mon
nouveau professeur, je vais l'appeler Max.
Quand il entre dans la salle de classe, mes jambes se
mettent à trembler, mon cœur à battre vite et fort. Je ne sais plus rien du
cours. J'ai peur qu'il m'interroge alors je ne le regarde pas.
12 octobre
Sylvie, la chipie, s'est rendu compte de ma passion. Elle me
fait chier à longueur de journée. Un de ces jours je vais lui faire sa fête.
Je guette désespérément la sortie du collège pour apercevoir
Max
Novembre
Horreur ! Je l'ai vu avec une fille plus grande, d'un
cours supérieur. Désespoir. Je pleure de rage. L'encre se dissout sous mes
larmes.
Mars 1953
Je viens de fêter mes 17 ans et je retrouve ce cahier !
Pèlerinage familial à la première maison que nous avons habitée. Nous étions toutes
petites. Je n'ai reconnu que la balançoire. Elle était toujours là, accrochée
au vieux pommier. Une petite fille s'y balançait. J'ai ressenti tout à coup les
premières terreurs suivies de mon désir d'aller de plus en plus haut, presque
de m'envoler.
En rentrant, j'ai vu dans le journal que Max a été renvoyé
du collège. Il n'a pas été assez prudent. Méchamment, j'ai fêté cela, en
dégustant voluptueusement des petits fours !
Mai 1963
Décidément, ce cahier disparaît et réapparaît. Je le
retrouve au grenier en voulant ranger les vêtements d'hiver. Mais qu'ai-je fait
de toutes les pages qui ont été déchirées ? J'ai gommé 10 ans ,
m’efforçant de rester dans la vie sans prononcer ni écrire ton nom, Lisette, ma
sœur, partie bien trop tôt, et voilà que mes pleurs tombent sur ce cahier.
Avec le cahier, les chaussures de montagne que je portais
lors des ballades avec toi et Loïc. Également les chaussures que j'avais eu
tant de mal à trouver pour ton mariage. Je les voulais de la même couleur que
mes cheveux, auburn. Et on me disait « Rouquine de la tête aux
pieds ».
Je n'avais d'yeux que pour toi. Tu évoluais, belle,
gracieuse, heureuse. Pourquoi a-t-il fallu que tu disparaisses aussi
vite ?
Il y a aussi cette jupe noire que je portais en cette nuit
funeste. Toi et Loïc étiez partis en montagne. J'étais allée au bal du village.
Lorsque je rentrais à la maison, je trouvais père et mère en larmes, effondrés,
n'arrivant pas à me dire que vous aviez eu un très grave accident de montagne
et qu'il n'y avait pas d'espoir. Nous restions hagards.
Je suis ressorti, j'ai arpenté les trottoirs, bêtement,
dissimulant mes idées noires qui coulaient avec mes larmes.
Je me mis à haïr cette jupe noire comme si elle avait un
présage de deuil.*
Janvier 1970
Voici que sous le tas de sacs dont je me sers
habituellement, en cherchant celui qui me conviendra le mieux, j'aperçois une
valise d'autrefois.
Intriguée, surprise de ne l'avoir jamais vue, je la sors et
l'observe avec une pointe d'intérêt mêlé d'inquiétude. Elle a du beaucoup
servir. La poignée est usée, fatiguée d'avoir sans doute beaucoup voyagé, tenue
par des mains fermes ou angoissées, sèches ou en sueur. Valise symbole de
départs, de ruptures, de retours ?
Pourquoi cette crainte de l'ouvrir ? Ses deux serrures
sont encore efficaces. Elles me font penser à deux gardes du corps, le corps du
délit ? Elles doivent garder des secrets pour qu'on l'ait fourrée au fin
fond de ce placard.
Je me risque à l'ouvrir. Pas besoin de clé. Des cartes
postales, des journaux, des lettres ! Mon Dieu, quel fatras !
En brassant le tout, une photo me saute aux yeux. Une petite
fille, semble-t-il. Je ne l'avais jamais vue. Elle ne devait pas avoir sa place
dans l'album de famille que ma mère faisait avec application.
La pointe d'inquiétude s'agrandit, m'envahit. Une enfant
cachée ? Dans une valise de la guerre ? Aucun nom derrière ce petit
carré. Ce visage semble être celui d'une petite fille sage, au sourire
mystérieux.
Je cherche alors dans les journaux un indice ou des lettres
qui expliqueraient. Mais comment dater cette photo ?
Plus je regarde cette valise, plus elle m'intrigue. Dans
quels trains a-t-elle voyagé ?
Cette fillette vit-elle toujours ?
Trouver une explication va m’obliger à
affronter ma mère avec laquelle la relation est plutôt dégradée. Et ce ne sera
pas simple tant elle tient secret son passé.
ET MAINTENANT ?
Elvira franchit la porte, comme ivre
d'un chagrin ancien mais toujours vivant. Présent et passé s'emmêlent. Elle
marche comme un automate vers ses enfants qui l'attendent.
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